Les Fondateurs / Julien Basler
10 & 11 décembre 2024 à Nuithonie
Critique d'Alexandre Demidoff dans Le Temps
"Don Quichotte au rayon bricolage. Il fallait bien cet apprentissage express au héros de Miguel de Cervantes. Une nouvelle panoplie d’outils pour reprendre du service, sur sa rosse efflanquée, sa Rossinante claudicante mais increvable. Au Théâtre Saint-Gervais à Genève, Zoé Cadotsch et Julien Basler remettent en selle cet hidalgo amoureux des romans de chevalerie. Ils le font à la façon de leur compagnie, Les Fondateurs, avec un plaisir – contagieux – de tirer les ficelles de leur fantaisie, d’emprunter le périphérique des cyclistes toqués plutôt que les boulevards de l’esprit de sérieux. Leur art est celui du détour: on pédale avec eux et on ne s’en lasse pas.
Pourquoi Quichotte, chevalerie moderne plaît-il autant? Une affaire de divagation inspirée. On ne sait jamais où on va, mais on devine que les excellents acteurs de ce périple loufoque retomberont sur leurs pattes. Ils paraissent creuser chacun leur ornière: d’un côté David Gobet dans le complet brun en velours côtelé du récitant, de l’autre François Herpeux et Anne Delahaye en accros de la colle et des ciseaux. Deux sillons sur scène parallèles d’abord, mais bientôt convergents, puisque telle est la science de la dramaturge Virginie Schell.
Vertus théâtrales du frottement. Ecoutez l’aubade, cette guitare qui déflore une pénombre de lanterne magique. David Gobet ouvre le roman de Miguel de Cervantes avec une gourmandise professorale. Il en lit la première page à voix haute, derrière un castelet qui lui tient lieu de cadre de scène. Il régnera ainsi sur un théâtre miniature qui est celui de ses éblouissements. Chaque phrase le subjugue: il en savoure la pulpe comme Fabrice Luchini honorant Louis-Ferdinand Céline. Vous voici dans la chambre noire de Quichotte, ce lecteur fou de romans de chevalerie.
Sauf que… Tandis que David Gobet habite son épopée, François Herpeux, accroupi, aligne des signes cabalistiques sur une feuille. Dans un instant, Anne Delahaye le rejoindra et l’on découvrira non pas la plaine de la Mancha, mais une salle de travaux manuels, avec un baby-foot à main gauche, un meuble de rangement à étagères, un tableau où poser marteaux, pinces-monseigneur et tournevis. Au milieu, un monceau de caisses en plastique intrigue. Où sommes-nous vraiment? A quoi servent ces cartons qui absorbent une grande gigue (François Herpeux, donc) en sandales et en leggings tigrés de rouge et de noir?
On est dans le repaire de fauteurs de troubles au grand cœur. Ces activistes ont un grand projet qui nous échappe. Ils participent à des manifs, se battent parfois avec les rustres d’un ordre maniacodépressif. Ils sont attachants et ridicules, à l’image de François Herpeux, irrésistible en croisé de l’agit-prop, soupe au lait et très soucieux de sa personne. Ils s’affairent donc, mais voilà que Quichotte affronte les fameux moulins qu’il prend pour des géants.
Derrière son castelet, David Gobet s’emporte comme s’il commentait une finale de la Coupe du monde de football. Une musique de chevauchée fantastique balaie ce champ de bataille imaginaire qui vient de plonger dans les ténèbres. Le baby-foot fume. Mais David Gobet est soudain hors jeu. Il vient de quitter le belvédère de ses divagations pour rallier les deux apprentis révolutionnaires. Il va adhérer à la grande cause – jamais nommée.
Zoé Cadotsch, Julien Basler et leur bande réussissent ceci: ils injectent leur folie gamine dans la trame de nos sauvageries, proclament sur des musiques entêtantes les aspirations d’une génération à reconstruire le monde, avant qu’il ne tombe en ruine. Ils sont politiques parce que poétiques. Ils ne décalquent pas Cervantes, ils en diffusent l’esprit avec ce piquant absurde qui déjà faisait notre bonheur dans Les Bovary – d’après le roman de Flaubert."